Les mangeurs de pommes de terre
DMITRI BAVILSKI
Cent patates à l’huile
Par Elizabeth GOUSLAN
[12 novembre 2004]
Le Figaro littéraire
Le titre, d’abord, met en appétit. Qui sont ces Mangeurs de pommes de terre, croqués par Dmitri Bavilski, brillant trentenaire, auteur d’un premier roman ? Des agriculteurs de l’Oural, terre natale de Bavilski, des bobos moscovites séduits par la nouvelle cuisine occidentale, une secte consommatrice de sucres lents, des situationnistes soviétiques ? Nenni. Les mangeurs de pommes de terre sont Hollandais et miséreux. Van Gogh leur a inventé un destin dans son célèbre tableau éponyme et Bavilski leur confère une étrange et seconde postérité. Se placer sous la tutelle du fou aux cheveux rouges est une excellente idée romanesque. Car dans ces patates-là, tout est bon : le style, incisif et classique, le ton, ironique, l’intrigue, parfaitement insolite et la structure romanesque, arithmétique et décalée.
L’héroïne, Lidia Albertovna, ne brille pas par son glamour. Quinquagénaire effacée, maigre, terne, serrée dans un twin-set gris muraille, le chignon protégé par un filet de résille, elle cale huit heures par jour ses vertèbres contre une chaise en bois, en proie à un ennui comateux, surveillant d’un air las les rares visiteurs du musée de Bricabratsk, province russe imaginaire. Or, comme le précise le narrateur, gardienne de musée est un métier à risque : « Imaginez un peu l’énergie qu’il faut déployer pour rester une journée entière dans un local clos et désert parmi des objets dont on ne comprend pas le sens. »
Hermétique aux arts plastiques, Lidia est aussi étrangère au sens de sa vie. Son mari, Mourad, pédant compositeur de musique répétitive (une sorte de Philip Glas slave) et son fils, Artiome, surdoué énervant, l’isolent dans un rôle de babouchka précoce. Elle aurait bien aimé une fille, mais « Dieu qui est fort et sage ne leur donna qu’un enfant car Il sait bien qu’une famille sans amour ne peut rien donner de bon. »
Deux événements vont transcender sa médiocre existence. Le premier est d’ordre pictural. On découvre soudain que les Bricabractskiens sont les bienheureux propriétaires d’une étude au fusain signée Van Gogh des Mangeurs de pommes de terre. Aussitôt, la minuscule petite chose est verrouillée sous vitrage blindé et les touristes du monde entier défilent en ordre compassé devant le gribouillis incompréhensible du génie. L’argent afflue, les expositions internationales inscrivent l’obscur musée sur leurs listes tandis que Lidia, affectée à la salle de l’homme à l’oreille coupée, souffre du nerf auditif, subissant les premiers symptômes d’une maladie mimétique. Difficile de faire plus drôle et grave à la fois.
L’allergie de Lidia aux chefs-d’oeuvre du peintre est traitée sur le mode burlesque et laisse évidemment deviner l’admiration de l’auteur, derrière le rejet psychosomatique de son personnage. Rien ne lui plaît, tout la crispe et l’épouvante : le blanc neigeux, les traits épais, les chats hurlant, les hommes tourmentés. Parfois, elle tente professionnellement d’apprivoiser sa peur, et c’est pire : « Elle approcha une autre créature de Van Gogh et, dans sa tête, une cuvette d’eau bouillante se renversa. « Bon sang, se dit-elle, c’est fou ce que ça peut m’exaspérer toute cette sauvagerie ! »
Trop sensible ? Exactement. Notre mère de famille devient donc la proie idéale d’un drôle de Don Juan. Vêtu comme un hooligan, cultivant le dandysme et fanatique d’oeuvres d’art, Danila, vingt ans, va étourdir la gardienne. Rejouant Harold et Maud au pays des Soviets, ces deux-là pique-niquent à la vodka, patinent enlacés comme deux écoliers, babillent dans un dialogue de sourds d’où il ressort que même le fossé de l’âge peut se combler dans l’amour fou. Au fait, que fait-on, au bord de la mer Noire, l’hiver ? D’après l’espiègle Dmitri Bavilski, « On passe du vin à la bière, on médite sur les particularités du caractère russe désespérément déraisonnable, on projette des vacances d’été pour survivre. » Et si on dispose de quelques harengs, on mange des pommes de terre, sans avoir jamais la frite, si l’on ose dire. Eternelle Russie, attachante et ressassante....
Les Mangeurs de pommes de terre
de Dmitri Bavilski
traduit du russe par C. Zeytounian-Beloüs Gallimard, 300 p., 21 €.
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